WE NEED A NAME HERE

L'après-midi tirait à sa fin, et les bâtiments du Cap se découpaient en ombres chinoises sur le ciel embrasé par les derniers rayons du soleil. Il faisait encore bon, et un léger vent promettait une nuit très agréable. Le genre de nuit à arpenter les jardins familiaux pour peu qu'on ait échappé au couvre-feu. Le genre de nuit à escalader son propre mur d'enceinte pour s'enfuir de chez soi. Le genre de nuit qui n'aurait pas manqué de laisser Nikolaas contemplatif, s'il n'avait pas été occupé à se prendre la dérouillée du siècle.
"Et allez, 6200 à 0 ! Fais-toi une raison Nick, t'es trop petit pour ces choses là. Retourne faire un bingo de charité où un truc dans le genre: T'es surement bien meilleur à ça !"

Le jeune homme se retint de prendre la mouche: Il n'avait pas été plus modeste en emportant la manche précédente. Il se contenta d'afficher son désormais traditionnel air d’orgueil blessé et de marmonner une protestation de principe à l'attention la jeune sud-africaine, qui était de toute façon trop occupée à fanfaronner pour relever. Réorganisant ses cartes dans leur compartiment du disque de duel, Nikolaas prit un air plus frustré encore: Saffira avait à nouveau glorieusement orné sa main pendant plusieurs tours, et rien ne s’insupportait plus que d'être vaincu à un rien de lui faire faire son entrée, lui qui avait espéré que la dragonne seule lui assurerait de pouvoir faire ses preuves. Aussi frustrant que ce soit à admettre, Mme Ziris n'avait peut-être pas tort: Il pourrait être intéressant de ne pas tout miser sur un seul étalon. Mais cela manquerait quand même cruellement de faste.

Parcourant la pièce dont l'éclairage venait de revenir à la normale à présent que le système holographique s'était mis en veille, son regard croisa celui de l'intéressée. A l'autre bout de l’arène, assise dans son fauteuil de cuir à l'authenticité douteuse, elle faisait comme à l'accoutumée la conversation à Sélène, mais n'avait vraisemblablement rien raté de la scène, à en juger par le sourire malicieux que lui inspirait la bataille d'egos à laquelle il se livrait avec Sindiwe. C'en était à se demander si elle ne prenait pas de jeunes gens sous son aile que pour le spectacle qu'ils lui procuraient.

Ne souhaitant pas interrompre leur discussion de peur de sentir le regard glacé de Sélène le jauger des pieds à la tête, et refusant d'emblée l'idée de devoir supporter les remarques moqueuses de son adversaire (qu'il ne manquerait cependant pas de lui retourner tout aussi naturellement à sa prochaine victoire) Nikolaas quitta la pièce et attrapa un paquet de gâteaux dans les placards de la cuisine avant de grimper les escaliers vers la chambre qu'il occupait sous les combles. Un énième faux-contact avait fait clignoter l'écran de son disque de duel pendant la confrontation. Ce n'était ni le premier, ni le dernier, mais il préfèrerait ne pas avoir à le remplacer: Il n'existait pas à sa connaissance tant de points de revente plus ou moins légale de ce genre d'article, et en acheter plusieurs au même endroit en quelques à peine deux mois ne manquerait pas d'attirer plus d'attention qu'il n'en suscitait déjà.

Après avoir resserré les vis du compartiment batterie pour la troisième fois de la semaine, Nikolaas tint brièvement ses comptes tout en dévorant les pâtisseries industrielles: Il ne lui restait à ce jour que la moitié de ce qu'il avait emmené, et même si le gite et le couvert que lui fournissait Mme Ziris lui permettaient de moins dépenser que lors des premières semaines, la situation finirait par devenir préoccupante. Ses performances étaient certes honorables, mais ce n'était pas demain qu'il allait commencer à gagner de l'argent grâce au duel de monstre, et le fait qu'il ne puisse pas se rendre où bon lui semblait dans Isihogotsha ne l'aidait pas à élargir ses options.

Laissant le disque de duel sur son lit pour n'emporter que son deck dans une poche de son jogging, l'adolescent s'en retourna dans l'arrière-boutique pour y retrouver les autres. Les chevilles de Sindiwe avaient surement retrouvé leur taille normale, et au delà de leurs provocations quasi-rituelles, ils n'étaient jamais hostiles à une bonne discussion technique. Il revit cependant ses plans en retrouvant son hôte et sa pâle protégée dans la cuisine, ayant vraisemblablement migré ici en quête de nourriture. Rougissant quelque peu alors qu'il remettait à sa place le paquet de gâteaux désormais bien léger, Nikolaas profita du fait que Sélène savourait une tisane pour engager la conversation avec la maitresse des lieux.
"Excusez-moi Mme Ziris, j'aurais une petite question. Je sais bien que vous préfèreriez que je ne me montre pas trop, mais je ne vais pas non plus rester caché ici indéfiniment, et encore moins à votre charge. Vous n'avez vraiment aucune idée de comment je pourrais me procurer un peu d'argent sans attirer l'attention ?"

Il s'attendait bien au sermon habituel sur l'attraction qu'il représentait, mais il finirait bien par lui arracher une piste à force d'essayer.

Cela faisait maintenant un peu plus de deux mois que la vie de Faustine Ziris avait été chamboulée par l’arrivée impromptue de Sélène, puis de Nikolaas ; sortir de sa routine avait été difficile pour la vieille dame, mais force avait été de constater qu’une seconde jeunesse semblait animer son échoppe poussiéreuse, depuis que ces derniers l’habitaient de leurs duels. Sindiwe, une des dernières gamines dont elle s’était occupée, alors qu’elle œuvrait pour dispenser un peu de sa culture aux enfants du quartier, avait-elle notée que depuis qu’elle pouvait trouver ici des adversaires face auxquels affuter ses stratégies, les visites de courtoisie qu’elle rendait à sa professeure d’antan s’était faites significativement plus assidues ?

Qui eut cru que ce vieux dispositif holographique, qui lui avait rendu le sourire un temps, pendant les années les plus sombres de sa vie, allait se révéler si utile à ces duellistes en plein apprentissage ! Elle-même s’était prêtée au jeu, alors qu’elle n’avait plus disputé de duels depuis ce qui lui semblait être une éternité … Et, bien qu’elle ne se considère pas comme une joueuse compétente, les victoires qu’elle réussissait à emporter face à ses fougueux adversaires avaient achevé de l’en convaincre : elle n’avait pas encore un pied dans la tombe, et était bien décidée à mettre à profit sa paisible retraite pour accomplir son rêve tant qu’il en était encore temps.

Ce vent de changement convenait donc très bien à la Veuve, qui ne manquait aucun des duels des jeunes gens, du coin de l’œil. Elle ne fut pas surprise que Sindi’ l’emporte : fortes et indépendantes, elle et ses Amazones constituaient une équipe soudée, qui faisait aisément de l’ombre aux circonvolutions stratégiques de son challenger. Leurs combats de coqs l’amusait beaucoup, ce dont elle ne faisait pas mystère à Sélène, souvent plus en retrait …

Un de ces jours, ils finiront par comprendre que le seul moyen de progresser réellement, c’est de s’enrichir de l’expérience des autres, et pas de tenter de gagner en solo. C’est également valable pour toi … Je te vois passer beaucoup de temps dans les livres et les cartes, mais bien peu à te confronter aux autres : ce n’est pas comme ça que tu réussiras à t’améliorer !

Je sais, mais je ne me sens pas prête ; j’hésite encore sur la stratégie qui me convient le mieux, je préfère apprendre de celle des autres avant d’essayer de développer la mienne …

Mhm … Prends garde à ne pas placer la barre trop haut, tout de même : ce jeu n’admet pas tant d’innovation que ça, malgré ta collection et ton envie d’originalité. Plus tu voudras t’élever dans ce milieu, plus ta vitesse de réaction et les cartes dont tu auras besoin devront évoluer ; aussi important puisse-t-il être pour toi, je doute que tu parviennes un jour à beaucoup de résultats avec tes monstres Spirit.

Tout en devisant, les deux amies se dirigèrent vers la cuisine, où Faustine se mit à cuisiner pour ses invités, tandis que Sélène se faisait chauffer une infusion ; elles ne tardèrent pas à être rejointes par Nikolaas, prit en flagrant délit de grignotage avant les repas. Maladroitement, il tenta de passer à autre chose dans un attendrissant effort pour mettre en avant son envie de participer à la vie commune qui s’installait de fait :

Excusez-moi Mme Ziris, j'aurais une petite question. Je sais bien que vous préfèreriez que je ne me montre pas trop, mais je ne vais pas non plus rester caché ici indéfiniment, et encore moins à votre charge. Vous n'avez vraiment aucune idée de comment je pourrais me procurer un peu d'argent sans attirer l'attention ?

Tu sais, Nikolaas, tu n’as pas à justifier de te rendre utile pour avoir le droit de manger un peu : les duels, ça creuse, et comme vous n’en finissiez pas, il commence à se faire tard. Je suis en train de faire des tomates farcies, elles seront prêtes dans un quart d’heure. Quand à participer aux efforts, le meilleur moyen que tu aurais de nous aider serait de m’aider à revoir le mode de classement de mes ouvrages. Ils se sont accumulés depuis de nombreuses années, et je ne peux plus compter sur ma seule mémoire pour me souvenir de chacun d’entre eux, de leur emplacement … Ce serait beaucoup plus utile que de gagner quelques piécettes dans des duels clandestins, et beaucoup moins risqué, surtout. Cela dit, à toi de voir !

Mhm … Prends garde à ne pas placer la barre trop haut, tout de même : ce jeu n’admet pas tant d’innovation que ça, malgré ta collection et ton envie d’originalité. Plus tu voudras t’élever dans ce milieu, plus ta vitesse de réaction et les cartes dont tu auras besoin devront évoluer ; aussi important puisse-t-il être pour toi, je doute que tu parviennes un jour à beaucoup de résultats avec tes monstres Spirit.

Sélène opina doucement de la tête. L'inquiétude tranquille de Faustine à son égard la touchait, et les conseils de la vieille femme ne tombaient pas dans l'oreille d'une sourde - contrairement à cet abruti de Nikolaas qui s'empêtrait encore régulièrement dans son ego et ses cartes hors de prix.

Malgré tout, elle rechignait à s'opposer à lui ou Sindiwe ; eux étaient des duellistes expérimentés et sans pitié, tandis qu'elle n'avait mené de duels que seule, en pensée, n'ayant jamais eu d'adversaire à affronter dans l'isolement perpétuel qu'avait été sa jeunesse. Sélène ne pouvait s'empêcher d'envier Sindiwe, à qui elle adressa un sourire sincère tout en accompagnant Faustine à la cuisine. Il lui avait été difficile d'obtenir la confiance de la jeune femme, mais l'offre de leçons de lecture et d'écriture avaient aidé à dissiper l'atmosphère de méfiance. Sindiwe quand à elle, lui dispensait moult anecdotes et conseils sur la rue, et notamment comment y survivre - et Sélène jalousait ce savoir et ces souvenirs.

La mine assombrie par ses réflexions, elle entama la préparation d'une infusion de jasmin, un luxe rare, que Faustine se permettait en faisant pousser les fleurs elle-même, et que Sélène savourait d'autant plus. Le faste de son ancienne vie ne lui manquait pas le moins du monde, mais la délicatesse d'une tasse de thé à l'arôme subtil ne faisait jamais de mal.

Nikolaas fit soudain irruption dans la pièce, des miettes de gâteaux auréolant sa bouche. Sélène leva les yeux au ciel, et se détourna pendant qu'il engageait la conversation avec leur hôte. Même après plusieurs jours de cohabitation pacifique - à laquelle elle ne consentait que par égard pour Faustine, elle n'arrivait vraiment pas à apprécier cet adolescent. Il avait beau prétendre avoir eu une enfance complexe, elle ne le croyait pas, et n'aimait sa morgue et sa prétention - elle avait surtout peur de partager ces traits de caractère avec lui sans le vouloir. Ou plutôt, elle refusait en bloc cette éventualité.

Aussi, plutôt que de s'attarder dans la cuisine elle retourna dans la boutique pour retrouver Sindiwe qui triait son deck, assise en tailleur sur un fauteuil.

Tu hésites de moins en moins en lisant les cartes, pendant les duels. Tu as fait beaucoup de progrès ! fit Sélène pour lancer la conversation.

Sindiwe regarda s’éloigner le blanc-bec avec un sourire satisfait. Il se prenait pour qui, ce gamin, avec ses manières supérieures ? Depuis quelques semaines qu’il était là, et il avait déjà failli mettre Faustine en danger. La jeune femme ne comprenait pas que cette dernière l’ai accueilli à bras ouvert, et l’ai protégé : elle connaissait bien sa nature très « mère-poule », mais il y aurait dû avoir des limites à celle-ci. Et même si Sindiwe y avait finalement trouvé son compte, puisqu’il était un adversaire suffisamment intéressant pour qu’elle puisse s’entraîner dessus, elle aurait préféré qu’il prenne un peu le large, et arrête de prendre la librairie pour sa nouvelle maison – quand bien même Faustine le faisait de bon cœur.
Avec un petit reniflement dédaigneux, elle rangea ses quelques affaires, et commença à classer ses cartes, s’affalant dans un fauteuil. Elle passa une main fraîche entre ses locks, et s’ébouriffa un peu le crâne : elle n’arrivait pas à faire le tri dans son esprit entre la réelle méfiance et l’agacement que lui inspirait l’adolescent, et sa volonté d’avoir quelqu’un avec qui parler technique et observer des cartes brillantes – qui étaient plus rares dans le coin, surtout dans des decks de jeu. L’arrivée de Séléne la fit sursauter, et la jeune adulte répondit au sourire de cette dernière, d’une manière un peu crispée. Elle avait tout de même du mal à s’y faire, même si elle avait pas mal travaillé sur ses a priori ses derniers temps – et à vrai dire, Faustine encore n’y était pas étrangère. Mais l’adolescente s’était révélée être moins effrayante qu’elle n’y paraissait, et une fois le physique mis un peu de côté – et c’était difficile pour la brune ! – elle se révélait être de bonne compagnie, quoi qu’un peu maladroite. Elle n’était pas vraiment faite pour la vie ici, à l’instar de Nikolaas.
Sindiwe hocha rapidement la tête, et répondit aux mots de sa compagne de sortie :

- Oui, j’en suis très contente ! Merci à toi, tu es vraiment patiente avec moi… Mais j’ai encore du travail à faire. Elle sourit, et continua : Qu’est-ce que tu penses du duel ? Enfin, pas de la raclée en elle-même, mais de la façon dont on s’est battus ?

Avant même que la réponse n’arrive, un bruit se fit entendre à la porte d’entrée. Quelqu’un avait toqué, puis était entré. Étrange que la porte n’ait pas été fermée… Elle haussa les épaules, et rejoignit l’inconnu.e. C’était un homme, un peu plus âgé que Sindiwe, qui lui fit un petit sourire. Elle lui répondit, mal à l’aise, et le prévint :

- Désolée, la librairie est fermée. Vous pouvez revenir demain ma-
- Oh, je ne suis pas là pour la librairie. J’ai entendu parler d’un lieu pour faire des duels, ici…
- Ici ? Nop, du tout. Il y a d’autres tripots clandestins dans le coin par contre. répondit-elle en arquant un sourcil surpris. Qui donc pouvait bien être au courant ? Est-ce que c’était encore le blond qui n’avait pas su fermer sa bouche ?
- Pff, pas besoin de me baratiner, je sais bien que vous faites des matchs ici… Il s’approcha de Sindiwe, qui frissonna. Mentir ne servirait à rien, on vous a déjà observés. Et comme vous semblez plein enclins à coopérer… Sache qu’il y a des règles à respecter dans le coin, et vu ta dégaine je sais que tu es au courant. Alors essaie de faire en sorte que ce squat corresponde à ce qui est habituellement demandé…

La jeune femme grogna, et serra les poings. Elle poussa violement l’homme avec ceux-ci, posés contre sa poitrine, et secoua la tête, lâchant un « Dehors » entre ses dents. Qu’est-ce qu’il espérait avec ses menaces ?