[La Veuve Ziris et Sélène Wallis] L'albinos et la vieille femme (et des beignets)

Avec un bâillement sonore, Sélène referme le dernier tome de la Divine Comédie, soulevant un nuage de poussière qui la fit tousser alors qu'elle remettait le vieux livre – une édition rare datant du XIXème – à sa place dans l'étagère. Elle n'en a lu que quelques pages, mais elle connaissait le livre par cœur pour l'avoir déjà plusieurs fois – y compris en langue originale.

Sélène se dirige d'un pas traînant vers l'arrière-boutique de la Caverne, zigzaguant entre les piles d'ouvrages et les vieux fauteuils sentant le renfermé. Malgré son allure nonchalante, elle est inquiète : Faustine aurait dû être de retour depuis plusieurs heures.

La jeune femme emprunte une porte dérobée, juste avant le couloir menant à l'arrière-boutique, atterrissant dans la kitchenette, et referme la porte. Enfin seulement, elle retire ses lunettes de soleil rondes et son bonnet noir, laissant valser ses cheveux tressés à l'africaine sur ses épaules. Même avec seulement l'ampoule nue du plafond allumée, les yeux bleu pâle de Sélène larmoient.

Elle retire son pull avec satisfaction, mourant de chaud dans l'atmosphère étouffante de la boutique. Des gouttes de sueur perlent de ses cheveux blancs, gouttant sur ses épaules diaphanes. La jeune albinos va s'asseoir à la table de la kitchenette. Elle effleure du doigt l'un des beignets que Faustine a préparé avec elle pour le dessert, en début d'après-midi.

Sélène se tourne vers la porte de la kitchenette avec un grand sourire.

Une antiquaire n'est jamais en retard. Ni en avance d'ailleurs, elle arrive toujours exactement à l'heure prévue.

Malicieusement, Faustine s'approche de la table et de sa protégée, puis s'empare d'un beignet en reprenant :

J'ai simplement revu à la hausse l'" heure prévue ", pendant mon trajet de retour, quand je suis tombé sur un ado Blanc aux prises avec des gamins du quartier. Au lieu de perdre et de ravaler son orgueil, il a anéanti son opposant avec une carte hors de prix, si bien que ses potes ont voulu lui donner une leçon à trois contre un. Pour ça, c'est moi qui leur en ai donné une ...

Et le garçon ? Tu l'ai laissé s'en tirer à si bon compte !?

Je ne pouvais pas les affronter tous les quatre à la fois, le duel en chacun pour soi est trop avantageux ceux qui sont en surnombre. Je lui ai dit de passer demain, lui aussi aura droit à un savon. D'abord au sens figuré, puis en espérant que le second le rende propre.

Faustine goûte le beignet, prenant le temps de savourer cette étincelle de frivolité dans leur triste monde tragique. Il est devenu difficile de trouver de quoi cuisiner des sucreries correctes, sans vrai beurre, sans lait frais, sans œufs et sans chocolat naturel ; heureusement, l'huile ne coûte pas cher et la farine non plus. Pour son malheur, Faustine aura trop bien connu l'abondance du début du XXIème siècle, la rendant incapable d'apprécier l'infâme Plasticholat et les gâteaux aux protéïnes végétales recomposées qui irriguent désormais les étals bas de gamme, contrairement aux trentenaires de son milieu social. En cela, elle s'entendait bien avec Sélène, qui devait pour sa part composer avec ses goûts de luxe ...
C'était sa propre Grand-Mère qui lui avait appris cette recette, datant d'une période moins faste ; Faustine se souvenait encore de la voir fabriquer sa propre eau de fleur d'oranger, selon une technique qu'elle employait encore. Se radoucissant à ce souvenir heureux de sa propre jeunesse, l'aïeule ajoute, sur le ton de la confidence :

Tu sais, je pense qu'il a du potentiel. Il ne s'est pas perdu ici par hasard, cela doit faire des semaines qu'il se cache ; en plus d'être doué, il doit avoir une volonté de fer pour se contraindre lui-même à cet exil. A moins qu'il n'aie commis quelque chose d'irréparable, comme le vol de cette fameuse carte, qui ne l’empêche de revenir vers les siens ... Il me rappelle un peu toi, à ton arrivée, en plus tapageur. Tu te souviens ?
Toi aussi tu étais à la dérive, à la recherche d'une place dans la société ; peut-être même que tu réussiras à ne pas lui sauter à la gorge ! Ce serait une première ...

Les pattes d'oie qui rident les tempes de la Veuve ne parviennent pas à dissimuler son amusement, ses yeux rieurs démentissant son air grave : elle aime bien taquiner la petite albinos, qui le lui rend bien en n'hésitant pas à chambouler son petit quotidien de vieille fille ...

Sélène affiche une moue dédaigneuse, et prend le temps d'engloutir un beignet avant de répondre, pour dissimuler à quel point la dernière réplique de Faustine l'a blessée.

La jeune albinos se lève rapidement tout en enfilant ses lunettes pour que l'antiquaire ne voie pas son regard qui se brouillait de larmes.

Esquivant la main tendue et les excuses de Faustine, Sélène se précipite hors de la kitchenette pour aller se cacher dans la boutique, entre un fauteuil et plusieurs piles de livres, vieux réflexe d'enfance. Ses parents étaient toujours là pour consoler ses frères et soeurs, pendant qu'elle a du apprendre à pleurer seule et en silence.

Elle avait eu tort de faire confiance à Faustine, pensait-elle... personne ne la comprenait.

Allons bon. Avec Sélène, qu'il est difficile de savoir à quoi s'en tenir à l'avance ! Faustine a conscience d'avoir dépassé les bornes, vu la réaction de la jeune fille, mais faute de les anticiper, difficile de l'éviter sans marcher sur des œufs en permanence ... Embarrassée mais bienveillante, elle la suivit donc, espérant passer du baume sur la blessure de l'albinos à fleur de peau.

Sélène, je suis désolée ... Je n'ai jamais voulu vous comparer en ces termes, lui et toi ; je comprends que tu souffres de ne pas avoir eu le choix de vivre une vie normale, que ta mutation fasse de toi une paria. Je pensais simplement que vous pourriez vous entendre, puisque vous vous retrouvez ici sans vraiment y être adaptés ...

Tout cherchant la jeune femme du regard, son hôtesse se laisse guider par le son étouffé de ses sanglots, sans cesser de lui parler d'une voix apaisante.

Et puis, rétrospectivement, soit honnête avec toi-même : si tu pouvais revenir en arrière, choisirais-tu de devenir l'une de ces jeunes louves aux dents longues, certaine de vivre entourée de courtisans obséquieux, dans un luxe obscène, mais sans pouvoir avoir confiance en qui que ce soit ...

Apercevant la blanche éplorée, de dos, tremblant contre un vieux fauteuil, Faustine s'accroupit péniblement, puis passe ses bras autour de ses épaules, compatissante.

Mon enfant, sèche tes larmes ... Si celle que tu appelles encore mère a pu te faire autant souffrir, elle ne mérite plus que tu la considères ainsi ; à défaut de choisir dans quel corps et auprès de qui tu est née, tu peux encore te choisir une famille ...